Portrait d’un artiste immense
Première partie
Je n’oublierai jamais les deux journées où j’ai été admise dans l’atelier de Laurent Pilon, « l’artiste alchimiste » qui poursuit sa quête spirituelle et poétique afin que la matière, ici on parle de résine de polyester capable d’une transmutation quasi éternelle, se révèle à lui. Non, non, ne tournez pas la page en croyant que le texte risque d’être trop obscur et la démarche de l’artiste trop mystérieuse.
Toute oeuvre est d’abord et avant tout subjectivité. L’émotion, le fait de reconnaître comme sienne, comme vraie, réelle et légitime une réalisation est quelque chose de bouleversant et de redoutable. Je ne connais rien à la sculpture et je le lui ai dit d’emblée, mais pour la première fois de ma vie, j’ai eu une violente réaction physique en entrant dans un atelier de création. J’ai eu envie de pleurer, j’avais des frissons et je n’arrêtais pas de répéter « Mon Dieu. . ., mon Dieu ... » tellement j’étais dans un lieu de beauté infiniment plus grand que moi.
Laurent Pilon se distingue par une maîtrise technique probablement unique de la résine, et par l’étonnante beauté, je l’ai dit, de oeuvres. Il n’utilise cependant pas le matériau par convenance ou comme solution à des problèmes techniques inhérents à certaines réalisations : la nature même de la résine est sujette à son respect et à sa passion. Sa pratique est générative, ce qui signifie qu’il donne de la liberté à la matière, qu’il la laisse aller, qu’il refuse toute attitude de programmation. ¬Vous auriez dû nous voir essayer de deviner comment progresserait sa pièce magistrale appelée, peut¬-être temporairement, « Cathédrale ». Matière active, brillante, ouverte, elle est bien différente de certaines autres plus dociles et ramassées. Je crois que cette cathédrale est un autoportrait et je vous en reparlerai dans un prochain article.
Cet étudiant en architecture qui, à 20 ans, profitait d’un pro¬gramme d’échanges pour découvrir la Bretagne, a toujours gardé en lui le besoin de parler de tension, des forces géologiques, du chaos né d’éléments de nature et d’origine différentes. C’est aussi en Bretagne qu’il a décidé, comme ça, de se mettre à la statuaire. Il a fait une oeuvre de 2 mètres de hauteur fort réussie puis, naturellement, il est allé vers la sculpture plus largement entendue. Statua (du latin statuare) ne réfère pas seulement à la représentation d’un être animé dans quelque position que ce soit, il veut dire placer, créer pour avoir une présence, et c’est sa quête depuis 25 ans.
Contrairement à la démarche habituelle des artistes, qui suppose un projet, une idée, Pilon fait confiance à la matière car c’est par les manoeuvres faites avec la ré¬sine que l’oeuvre dira son nom. Il avance libre de toute hâte et de toute urgence de la forme, ce qui est incroyablement difficile, croyez moi, car « il y aurait, déjà inscrites dans la matière, les tra¬ces d’une mémoire qui peut en tout temps émerger ». Avec la ré¬sine, l’artiste n’a pas la maîtrise absolue. La forme n’est jamais ul¬time, finale, et le visiteur n’a pas non plus ce qu’on pourrait appeler le contrôle de l’interprétation. S’il joue un rôle ce serait celui de laisser se dégager la profonde émotion qui le saisit sans lui donner un sens, sans l’interpréter en jonglant avec des manipulations abstraites et avec des discours.
Imaginez vous pagayant en kayak le long des falaises du Saguenay. Cette falaise est exposée à l’air depuis, disons, 12 millions d’années. Elle est marquée, creusée, peinte par les jeux d’ombres et de lumières et vous, vous voyez un oiseau, une main, des personnages. Vous faites demi tour, vous ne revoyez pas la même chose. Pourquoi ? Le rapport de l’homme avec la matière est une quête de « reconnaissance » perpétuelle et c’est ce mouvement de va et vient qui a été la source du bouleversement dont je vous ai parlé précédemment. Laurent Pilon a, sans nul doute, donné son sens à l’approche dite sensible.
Dans son atelier certaines sculptures sont parfois dis¬posées à la façon des instruments d’un orchestre. Elles peuvent aussi être dressées comme des té¬moins multiformes et davantage indéchiffrables venus d’âges immémoriaux. Je pense à ses « Danseuses », à son « Inuit » : des contrastes dans les surfaces comme dans les tonalités, des cavités, des dos ronds comme des carapaces.
L’œuvre de Laurent Pilon est une collection d’objets et de personnages relevant des arts dits « premiers » ou encore « primitifs ». Elle met en lumière les parentés secrètes entre les peuples, les origines communes. Et si le regroupement et la position des pièces résultent d’un travail de réflexion et font partie de leur conception, « leurs formes et leurs apparences réfèrent à un sacré insoupçonné, à des combats, à des résidus de torsions inédites de l’espace ou des cristallisations incongrues de la marche du temps ».
Oui Laurent Pilon est immense. L’espace ne me permet d’élaborer davantage, mais cherchez dans les plus grandes galeries, les centres d’exposition, les universités, les musées ou écoutez quand de grands collectionneurs ou de mécènes parlent de lui. Depuis 1986, il enseigne la sculpture à l’École des Arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal, mais il crée ici, au cœur de Saint-Donat. Extrêmement sensible, d’une intelligence foudroyante, rigoureux à l’extrême mais si courtois, doux, discret et bon. J’adorerais faire sa biographie.
Puis-je me répéter ? J’ai été saisie par les mélodies et les harmonies de ses pièces. J’étais joyeuse, presque fébrile, car un artiste est habituellement très fatigué lorsqu’il a fini une œuvre. Il est aussi triste car c’est la fin du processus de création, ce qui engendre une sorte d’affaissement intérieur. Avec la résine, ce non-matériau en quelque sorte, on a non seulement encore et encore du plaisir mais on a une hâte infinie à la faire aller plus loin. Il m’a fait participer au processus, vous vous rendez compte ?
J’ai de ses billes de résine dans un vase dans mon atelier. Je me rappelle l’odeur du lieu de création de Laurent, le froid du sol, ses vêtements de travail, la très grande rudesse, la sévérité, la brutalité de telle ou telle œuvre et, paradoxalement, la pulsion intérieure qui me faisait m’en élever, me porter à un degré supérieur. Quel contraste avec l’aquarelle qui fait mes jours !
Allons, ne le dérangeons plus dans son atelier …
Source : Journal Altitude, Nicole Lajeunesse