On se souvient
Tard dans la soirée du 19 octobre 1943, 24 jeunes aviateurs montaient à bord d’un avion de type Liberator B24. Cet appareil décollait de Gander (Terre Neuve), à destination de l’aéroport de Dorval (Montréal). Ils allaient rejoindre les leurs après avoir effectué plusieurs missions au dessus de l’Atlantique Nord. Leurs avions – les Liberator B24 – avaient pour mission d’accompagner et de protéger les convois de navires marchands qui, à partir de Halifax, approvisionnaient l’Angleterre en matériel de guerre. Imaginez. Quatre parmi ces jeunes aviateurs avaient participé quelque temps auparavant à la destruction d’un sous-marin allemand (U-Booth) !
Leur vol ne devait jamais parvenir à destination. Le 19 octobre 2019 marque le 76ième anniversaire du vol fatidique. Pour une raison que l’on ignore toujours l’avion disparut quelque part dans la nuit du 20 octobre et ne fut localisé que deux ans et demie plus tard, écrasé sur le flanc de la Montagne Noire à Saint-Donat. La carcasse de l’appareil fut repérée le 20 juin 1946 du haut des airs alors qu’on était à la recherche d’un autre avion. Dès lors, ce sont des citoyens de Saint-Donat qui ont été impliqués dans les recherches sur le terrain. L’équipe était constituée de Jos Gaudet, gardien de tour à feu, René Labelle, garde-forestier et de Moïse Michaudville, trappeur bien connu dans la région. Les opérations étaient coordonnées par le chef d’escadrille Harry Cobb.
Le 24 juin, vers 1h30 de l’après-midi Jos Gaudet et ses compagnons parviennent finalement au site de l’écrasement de 1943. C’est évidemment le lieu d’une horrible découverte, d’une horreur indicible.
Tous les événements qui s’ensuivirent m’ont été confirmés par deux témoins oculaires de l’époque et avec qui j’ai échangé tout récemment. Il s’agit en premier leu de madame Jeannine Régimbald, actuellement âgée de 90 ans, qui se souvient de toute l’activité fébrile qui s’installe autour de la maison familiale des Régimbald suite à la découverte de la carcasse de l’avion (repérage précis dans le ciel du lieu de l’écrasement, échanges par radio, aménagement d’un sentier rudimentaire, etc.). Quelques jours plus tard, soit le 3 juillet, on organise une cérémonie religieuse qui incite plus de 150 personnes (parents, amis des victimes, journalistes et évidemment plusieurs curieux) à se diriger vers la terre familiale de Joseph Regimbald et Agnès Desormaux.
À l’époque, en 1946, il n’y avait ni pont ni route. Le premier pont menant à la terre des Régimbald fut construit par Jos et ses fils en 1950. Ce n’est qu’en 1960 que le « gouvernement », comme l’affirme madame Régimbald, décide de la construction d’un pont plus sécuritaire. Cela devait favoriser ensuite l’aménagement d’un chemin qui, depuis, porte le nom de cette famille.
En 1946 les villégiateurs de ce bout du lac Archambault devaient utiliser des chaloupes pour se rendre à leur chalet à partir d’un quai situé à environ 500 pieds en amont du pont actuel. Un chaland (ou petite barge) propulsé par un moteur permettait d’accéder à la terre ferme du côté des Regimbald.
Par conséquent le jour de la cérémonie religieuse tous les parents et amis de même que les autres personnes désireuses de rendre hommage aux aviateurs décédés ont dû utiliser ce chaland. Madame Régimblad se rappelle pour sa part avoir utilisé une chaloupe à moteur pour faire traverser certains de ces visiteurs.
Force est de constater que l’on avait procédé avec beaucoup de diligence pour aménager le sentier sommaire qui partait de la terre des Régimbald et menait au lac Crystal. De là on rejoignait, à courte distance, le site de l’écrasement. En 1946, l’emplacement du lac Crystal est bien connu des exploitants forestiers locaux puisqu’on y avait aménagé un imposant barrage à la décharge du lac qui permettait de hausser le niveau de l’eau et de faciliter la descente des billes de bois dans la rivière à destination de la Saint-Michel et du lac Archambault.
Mon deuxième témoin des événements du 3 juillet 1946 est le docteur Pierre Bertrand, résidant de longue date de Saint-Donat mais vacancier à l’époque. Il était âgé de 15 ans. Il se souvient très bien être parti en chaloupe à moteur sur le lac Archambault en compagnie de ses deux sœurs, Cécile Bertrand-Trudel et Suzanne Bertrand, en direction de la terre des Régimbald.
En compagnie de parents et amis des disparus, ainsi que de représentants de l’armée, de la police locale et de membres du conseil municipal, dont le maire Coutu à l’époque, ils ont fait « l’ascension » vers le site de l’écrasement. Le docteur Bertrand me rapporte qu’une fois rendus au lac Crystal l’atmosphère était d’une tristesse sans pareil. Plusieurs des personnes apparentées aux jeunes aviateurs étaient en pleurs, évidemment épuisées par la randonnée en forêt. Certaines ne purent continuer.
La cérémonie religieuse organisée sur le site s’est déroulée autour de la fosse commune recouverte d’un amas de pierre formant ce qu’on nomme un cairn. Chacun des aviateurs était identifié par une petite croix de bois - 3 pour les catholiques, 20 pour les protestants et une dernière portant l’étoile de David.
Les journaux de l’époque ont manifesté très peu d’intérêt pour ces événements. Seul le journal La Patrie de Montréal semble avoir délégué des représentants qui arrivèrent sur le tard pour assister à la cérémonie, toujours selon Pierre Bertrand. La sœur de Pierre aurait même confié au journaliste un rouleau de film contenant les photos qu’elle avait prises au cours de la cérémonie…
Le journaliste de La Patrie, Jacques Sauriol, a par la suite rédigé un article bien documenté, accompagné d’un reportage en photos du lieu de la cérémonie..
Son article intitulé « Les 24 aviateurs tombés en 1943 reposent en terre religieuse » est paru dans l’édition du jeudi 4 juillet 1946. Les 9 ou 10 photos publiées alors sont toutes attribuées à « La Patrie » ! Citant un extrait de l’allocution du ministre du culte protestant, il rapporte : « Les familles des victimes n’oublieront jamais l’aide et la sympathie apportées par les familles canadiennes-françaises de Saint-Donat, dans l’accomplissement du pénible devoir qui nous a réunis ici ».
Ce sentier des Régimbald a marqué la mémoire collective des gens de Saint-Donat et a servi de cordon ombilical reliant les morts aux vivants, les parents des aviateurs, les curieux, les amateurs de plein air. Madame Régimbald l’a parcouru au moins une quarantaine de fois, m’affirme-t-elle avec fierté, et ce jusqu’à l’âge de 80 ans. Elle me prie de mentionner que les parents du jeune co-pilote Poirier sont venus en pèlerinage annuellement jusqu’au début des années 60. Elle les a bien connus. Par ailleurs, son frère Lucien a maintes fois fait l’ascension pour entretenir le terrain à la base du cairn. On sait que les restes des aviateurs ont depuis été déplacés au cimetière catholique de Saint-Donat. Un cénotaphe y a été aménagé quelque peu en retrait de la section catholique.
Madame Régimbald est une femme fière, de principes et d’opinions, forte, déterminée et encore très active aujourd’hui et qui possède une excellente mémoire. Je la remercie pour cet entrevue de même que le docteur Bertrand.
Jacques Cotnoir
819-424-1912
P.S. Les Gardiens du Liberator se seront chargé, au nom des citoyennes et citoyens de Saint-Donat, de déposer des couronnes de fleurs au pied du cénotaphe du cimetière local, lundi, 11 novembre 2019 à 11h, Jour du Souvenir.
Légende des photos (prises par : Jacques Cotnoir)
1) Madame Jeannine Régimbald – témoin des événements de juin et juillet 1946.
2) Une partie du cimetière sur le site de l’écrasement du Liberator « Harry »
Source : Journal Altitude, Jacques Cotnoir