Portrait de trois grandes dames
Quand je suis allée chez Mme Nicole Pass, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Nicole et Karen Pass et Johanne Fontaine, trois musiciennes qui, tout en travaillant, hocheraient frénétiquement la tête, cheveux emmêlés ? Des gens assis dans de beaux fauteuils tapissés à dossiers hauts, leurs instruments docilement couchés à leurs pieds ? Eh bien non. J’ai vu des enseignantes autour d’une grande table qui semblaient corriger des copies tout en planifiant une sorte de préparation de classe : feuilles volantes, cahiers et crayons. J’avais l’impression d’être avec des collègues, sauf qu’elles fredonnaient et que j’ai entendu Nicole dire : « Veux-tu que je la joue au piano ? » On parlait d’An Old English Song ou Greensleeves d’un auteur anonyme. Au Québec, nous l’appelons « la musique du Survenant. »
Qui sont ces belles et grandes musiciennes ? Oh là là ! Croyez-le ou non, j’ai pris une longue feuille quadrillée que j’ai divisée de haut en bas en trois colonnes, une pour chacune. À la fin de l’exercice, chaque petit espace était rempli et je n’avais pas terminé la liste de leur expérience professionnelle, de leurs prix et surtout, surtout de leurs études en musique. Vous voulez que je vous cite quand même quelques notes ? Pour Johanne : piano à partir de 6 ans, ballet classique sous l’autorité de Mme Ludmilla Chiriaeff, suivi d’un coup de foudre pour la guitare, école normale de musique, CEGEP aussi en musique, baccalauréat en interprétation, orchestration et direction d’orchestre avec Alexander Brott, entre autres, à McGill. Elle poursuit en Europe, au conservatoire de Genève, puis en Italie. Là j’arrête pour passer à Karen qui a eu le Prix des Jeunesses musicales à 5 ans ! Elle a enseigné dès l’âge de 17 ans à la maison puis chez les Marcelines (huit ans). Après un CEGEP à Vincent D’Indy, elle avait fait un bac en violon à McGill puis un autre en pédagogie à l’université du Québec à Montréal s’assurant ainsi que la portée de son enseignement en musique s’intégrerait toujours dans un plan de formation globale de chaque élève. Nicole Pass, elle, a commencé la musique à 8 ans et a été remarquée par un professeur qui venait de remporter un prix en Europe. Elle lui conseille d’aller à Vincent D’Indy. Lauréate à l’Académie de Québec, bourse à l’Académie, elle va effectivement y faire son bac et Sœur Marie Stéphane, la fondatrice, lui demande de commencer à enseigner pendant son bac. Elle choisit elle aussi d’aller chercher un brevet spécialisé en pédagogie pour pouvoir enseigner la musique chez les Marcelines (32 ans), chez elle à Montréal puis à Saint-Donat au lac Baribeau d’où elle ira chez d’excellentes élèves comme Marie-Blanche Richer. Flûte, piano, guitare, violon, violoncelle : l’orchestre de Saint-Donat est là, grâce à la volonté de trois professeurs émérites, c’est-à-dire de trois femmes ayant une longue pratique musicale et une remarquable habileté à enseigner. S’ajoute le désir récurrent des parents ; ce désir revient et revient, une vague de demandes survenant souvent longtemps après la précédente. En effet, le Comité de musique est né dans le contexte du développement culturel qu’a connu Saint-Donat entre 1977 et 2006. Louise Beaudry a commencé à donner des ateliers d’initiation à la musique par la rythmique dans le cadre des Loisirs des tout-petits (voir Journal Altitude, octobre 2008). À cette époque, la municipalité était étonnamment sensible au développement culturel et aux bénévoles qui y croyaient. Mme Johanne Roy et M. Michel Riopel, co-directeurs du service des Loisirs, ont ouvert une programmation en collaboration avec ce qu’on appellera le premier Comité de musique qui regroupait des femmes et des hommes soucieux d’un développement équilibré de leurs enfants. Au moment de la création de la Maison de la culture, Marian Spicer, Danielle Granger et Louise Beaudry représentaient ce comité. Après 1988-89 alors que Louise acceptait le poste de directrice des Services Arts et Culture à la municipalité, deux autres présidentes ont été en poste : Chantal Granger et Johanne Fontaine. Lors d’un souper bénéfice organisé par Christian Richer chez Hayes, Louise Beaudry disait : « C’est grâce à toi Johanne si, malgré les tournants et les accalmies, le bateau culturel qu’est la musique est resté à flot. Je sais que tu y crois autant que moi étant toi-même musicienne professionnelle. Merci beaucoup ! » Elle a ensuite cité deux pages de noms, des gens fiables et généreux qui ont permis au comité de survivre, non, de faire vivre à des enfants et à des adultes rêves après rêves. Le Comité de musique actuel, composé d’une trentaine de personnes (enfants et adultes) créent plusieurs événements chaque année à part la Petite Séduction : Journées de la culture, vernissage de l’exposition d’Art Boréal, fin de semaine du comité Arts et Culture, première d’artistes comme Angèle Dubeau, brunch de la Saint-Valentin, messe de Noël, concerts de fin d’année au Golf de Saint-Donat (violon et guitare) et au Manoir des Laurentides (piano). Ces deux endroits offrent gratuitement leurs locaux, il faut le souligner. Et enfin, il y a le fameux « concert de Noël de M. Réal Raymond et de son épouse », une tradition dont tout le monde a maintenant besoin. C’était très émouvant de voir un grand monsieur sérieux comme André Bazergui, ancien directeur général de l’École Polytechnique de Montréal, à côté de tout jeunes enfants qui jouaient des pièces légères, heureuses, avec sobriété, minutie et sérieux. Car attention, la simplicité, ici, était élaborée, calibrée, vraiment étonnante. Assise en avant, j’ai vu tout à coup des rangées d’hommes d’affaires, d’élus municipaux, de gens de la ville et d’ici se redresser, s’allumer, sourire et être émus. André avait choisi la flûte soprano et la flûte ténor, Nicole Morin, la guitare, et il y avait d’autres adultes que je connais moins mais qui jouaient étonnamment bien. Comment font-elles ? Comment Johanne, Karen et Nicole font-elles pour arriver à un tel résultat ? Suivez-moi. Bien sûr les parents paient pour les cours donnés (un prix très raisonnable), mais elles font tellement, tellement plus qu’enseigner à jouer d’un instrument. Les instruments tout d’abord : il faut les acheter ou les louer, les faire réparer, aller chez le luthier, faire venir l’accordeur de piano, faire l’achat de cahiers de musique à Vincent d’Indy. Donc beaucoup d’allers-retours hors Saint-Donat. Ensuite, il faut écrire les partitions, ce qui se fait après leur boulot quotidien, souvent jusqu’à 2, 3 heures du matin. Avoir toujours de nouvelles pièces, les arranger, les adapter aux élèves, à leurs instruments, aux circonstances aussi, ce qui implique huit, 10 heures de travail. Les enfants ou les adultes vont pratiquer chez Nicole et Karen jusqu’à 19h, 20h le soir. Il leur faut un goûter, non ? Aux frais du professeur qui les gâte avec plaisir et tendresse. Il y a ensuite des photocopies à faire, des duo-tangs à acheter et à monter, un logo à dessiner, des feuillets promotionnels à penser, à distribuer… et à payer ! J’oubliais les diplômes et les récompenses de fin d’année, les lettres pour les collectes de fonds afin qu’un jour se réalise leur rêve à tous, se rendre en Autriche, à Salzbourg, la ville de Mozart, pour participer à un festival. D’où viennent les sous ? Eh bien, elles vendent des sapins de Noël, de la « soupe trois couleurs » et ont offert en décembre, l’an dernier, au Cuisto du Nord, de petits concerts tous les dimanches matin (violon, guitare et surtout piano). C’est tout. Avant, après la « messe de minuit des enfants », elles avaient droit de vendre à l’arrière de l’église des pâtisseries, du caramel, du sucre à la crème. Maintenant, c’est défendu car on a jugé que les gens, songeant à aider le comité de musique, donneraient moins à la quête paroissiale. Mais voyons, c’est que presque tout le monde choisit cette messe justement à cause des enfants de Saint-Donat qui font partie du Comité de musique. La deuxième messe la plus fréquentée est celle de la chorale de l’église, toujours à cause de la belle musique. Ce n’est pas la faute de monsieur le curé qui aide énormément le Comité depuis le début. J’ai enseigné plus de 30 ans, 36 ans en fait. Vous savez comme moi ce que la musique apporte aux jeunes, mais laissez-moi me faire plaisir et énumérer quelques faits. Le Comité permet d’unir les plus jeunes aux plus vieux, de découvrir et respecter le tempérament ainsi que le caractère profond de chacun. Jouer en groupe est un défi, mais il se crée un sentiment d’unité entre les participants et un grand sentiment d’appartenance d’abord à ce groupe puis, et cela est excessivement important, à la communauté. Quand le concert est d’une grande visibilité médiatique, le rayonnement est excellent pour attirer et retenir. Les enfants s’ouvrent à des répertoires qu’ils ne connaissent pas. Ils parviennent à faire face à un vrai public constitué de personnes passionnées, concernées, indifférentes, fatiguées, j’énumère dans le désordre bien sûr. Reste qu’ils se sentent reconnus. Alors ils changent parfois leurs habitudes de vie, font des entraînements collectifs et individuels pour que cet état de grâce perdure. Ils apprennent une discipline, se concentrent, décident de prendre la chance de compter les uns sur les autres. Parfois, ils sont « en vedette », parfois ils sont accompagnateurs ; on leur apprend à distinguer les états émotifs ou physiques habituels et provisoires. Tout ce savoir s’insère dans un plan d’éducation plus global, car les acquis sont forcément transférés dans le contexte du travail scolaire. Tout le monde connaît le lien entre la musique et les mathématiques. Voir les élans et les contrastes qu’a obtenus Karen Pass lors du concert du 20 décembre alors que ces effets appelaient en principe une plus nombreuse participation instrumentale m’a éblouie. Habituellement, je ne prends pas dans mes articles de telles prises de position. S’il-vous-plaît pardonnez-moi celle-ci, mais quand je vois un enfant rester deux heures debout bien droit avec son violon, après sa journée d’école, en hiver, pour que son professeur soit fière de lui et sache qu’il pourra jouer devant le monde… Merci à Johanne Fontaine, Nicole Pass et Karen Pass. De grandes dames qu’il faut aider.
Source : Journal Altitude, Nicole Lajeunesse