Victor Granger – Un homme, l’histoire d’un village
Avoir un entretien avec monsieur Victor Granger et son épouse Nora Dufour a été, sans aucun doute, le plus grand défi que j’ai eu à rencontrer pour ces chroniques que j’ai commencées à rédiger vers 2002 pour monsieur Jean Lafortune. Victor a une mémoire phénoménale et extrêmement précise ; aborder son travail signifiait raconter l’histoire des gens de Saint-Donat sur presqu’un siècle. Pour m’aider à écrire cet article, permettez-moi de commencer tout en douceur avec un peu de romantisme quitte à ce que cet entretien couvre deux mois. Suite et fin donc en avril. D’accord ?
Au départ, un beau grand rêve pour beaucoup de citadins. Un lieu de calme en plein cœur d’une région au boisé mixte, un sous-bois protégé par des feuillus bien en santé et de grands conifères, le tout sur le bord d’un lac magnifique. Après la signature du contrat de vente, monsieur Marc Boisclair nous a donné un sécateur car un homme étendant bien droits ses deux bras touchait à deux arbres. Il fallait arriver au lac. Des croquis sur des bouts de papier ou dans un beau grand cahier acheté spécialement pour l’occasion, des essais, des erreurs, de la pierre dont on n’avait pas soupçonné l’importance et de la neige en mai au pied des arbres. Cette neige a été fort utile pour garder les provisions du jour au frais. Bon, pour goûter pleinement un rêve il faut le façonner au gré du temps et avant de commencer quoi que ce soit il faut trouver un homme sûr qui a de « bonnes pratiques ». Oui, absolument tout se résume à trouver un homme sûr pendant que notre fils nous donnait en cadeau de bien drôles de plantes violacées ou blanches à l’odeur tout aussi surprenante prises ici et là sur le terrain.
Nous sommes entrés en contact avec Victor Granger en 1972 grâce à Jean-Pierre Garceau chez qui nous nous sommes toujours approvisionnés en matériaux. Il nous a suggéré son nom et celui de son père Lionel, à la retraite. Car s’il est une chose importante c’est qu’ici on ne peut faire connaissance sans avoir la souvenance et le respect de ceux qui nous ont précédés. En ce sens, je fais une parenthèse pour dire à quel point j’apprécie les articles de Solange Issa dans Altitude 1350.
Lionel Granger était cantonnier c’est-à-dire ouvrier chargé de l’entretien des routes et de leurs bordures, tâche importante car il s’agissait d’être très attentif aux fluctuations des saisons sur les couches et les sous-couches du sol de nos régions. Il a acheté son premier camion en 1947-1948 et, un travail n’empêchant pas l’autre, il a surtout été conducteur pendant 40 ans au moulin à scie de monsieur René Lachapelle. Au printemps il fallait « bômer » les grumes de bois (billots) c’est-à-dire les regrouper et les attacher avec de grosses chaînes durant la journée pour en assurer le flottage la nuit quand il n’y a pas de vent. On partait des zones de colonisation (entre autres la rivière Saint-Michel, appelée couramment rivière Michel) via le lac Archambault jusqu’aux scieries situées dans la baie du village où est le Parc des Pionniers aujourd’hui. Ces moulins à scie étaient l’industrie principale de Saint-Donat à l’époque, employant plus ou moins une quarantaine d’hommes. Le bois était transformé et acheminé au sud, vers Joliette, Rawdon, Chertsey, Sainte-Julienne. Au retour, à Saint-Lin, il fallait remplir le camion d’importantes poches de marchandises essentielles à la vie des gens de Saint-Donat qui allaient, en échange de leur bois fourni à la scierie, s’approvisionner au magasin général Lachapelle.
Victor a travaillé avec son père pendant huit grosses années. Il a eu son permis de conduire à 16 ans et dès lors il a aussi été responsable de « charroyer le bois des habitants » jusqu’à ce qu’il s’enrôle dans l’armée canadienne de 1953 à 1955. Malheureusement son père a eu un très grave accident et il a dû vendre son entreprise à son fils. Plus que jamais cependant le camion des Granger affichera haut et fort le sigle Lionel Granger et fils. Est-ce que le père s’est éloigné ? Oh non dira Nora. « Il ne voulait pas que Victor travaille tout seul. Il ne voulait pas qu’il ait de la misère. Sans compter la peur de s’ennuyer », alors il s’est employé à aider, aider vraiment, en chargeant du gravier ou en faisant des commissions. En 1956, Victor s’est acheté son premier tracteur qui ne pouvait soulever que 1700 livres tout au plus puis un deuxième, ensuite un camion avec remorque pour déplacer son équipement. Finalement un tracteur à chenilles (buldozer) avec rétrocaveuse amovible (pépine), une nouveauté à Saint-Donat à cette époque. Les tracteurs étaient à chenilles car les roues ne sont jamais assez stables et solides pour travailler en montagne. C’est ainsi que la boucle s’est bouclée car, pour venir travailler à la Pointe-des-Prêtres, il fallait avoir tout un attirail et, surtout « faire le chemin Régimbald ».
Monsieur Granger, tout en travaillant chez nous et nos voisins même éloignés, donc au privé, a continué d’œuvrer « à la grandeur de la paroisse ». Il se rendait travailler à Saint-Émile de Wexford (aujourd’hui Entrelacs), Sainte-Marguerite, Sainte-Lucie, Lanthier, Notre-Dame-de la Merci ainsi que dans toute la vaste région de Saint-Donat bien sûr. La notion de paroisse est importante pour lui. Quand je lui ai parlé d’une rencontre, il a demandé : « Vous voulez parler à des gens de la paroisse, qui ont fait la paroisse ? » Mon « oui » a été aussi clair que sa question et si vous avez eu de l’intérêt pour ces lignes attendez de voir le mois prochain les anecdotes de Victor Granger conseiller municipal pendant 10 ans, comme son père et son frère, contracteur, un brin géologue, intéressé par la généalogie, ami des enfants et danseur émérite avec sa belle Nora.
Source : Journal Altitude, Nicole Lajeunesse